Retours au sommaire

Les Surves

Tenac poussa un cri de joie qui résonna étrangement dans cette ruine enfouie où régnait habituellement un silence pesant. Belten s’approcha d’elle afin d’apprendre ce qui avait provoqué cette subite allégresse. Tenac se recula un peu pour éclairer et montrer sa trouvaille.

- Regarde, un MemoBlock d’avant le GE !

- Bonne pioche, confirma Belten, et il a l’air d’être en super état. J’ai hâte de voir si on peut le lire. On retourne au labo ce soir et on le saura dès demain. 

Le SAP (Service d’Archéologie Préhistorique) avait ses locaux au bord de la mer qui avait jadis porté le nom d’Océan Atlantique. Lors du GE (Le Grand Effondrement), le niveau des mers avait tellement monté que les anciennes dénominations n’avaient plus vraiment de sens. Donc, c’est sur le rivage de cette mer sans nom, on l’appelait juste « La mer », près de ce qui avait été il y a bien longtemps le Massif central, que les bâtiments du SAP hébergeaient la dizaine de chercheurs qui tentaient tant bien que mal de retrouver des traces de la période ayant précédé le GE. 

D’après leurs estimations, celui-ci s’était produit il y a huit mille huit cent soixante-six années. La terre avait énormément changé à la suite de ce cataclysme mais la nature, toujours triomphante, avait surmonté ce traumatisme. Des milliers d’espèces avaient disparu, de nouvelles, plus adaptées aux nouvelles conditions environnementales étaient apparues… l’éternel cycle de la vie.  

Les Surves étaient devenus l’espèce dominante. 

Comme tous les peuples, les Surves avait la curiosité de leurs origines. « Comment savoir où l’on va si on ne sait pas d’où l’on vient ? » répétait Belten à l’envie. 

Bien sûr, les prêtres des « Adorateurs de Troudb », religion quasi majoritaire chez les Surves, avaient une réponse toute faite à la question : les Surves avait été créés à partir de la matière originelle par le Grand Troudb lors du fameux épisode de la « Grande Expulsion ». C’était écrit dans le grand livre sacré : le Peq. Pour les prêtres, cela expliquait tout et il n’était pas nécessaire de chercher d’autres causes. Mais certains esprits un peu rebelles pensaient que « science n’est pas croyance » et avaient à grand mal réussi à obtenir du gouvernement des crédits pour créer le SAP et chercher des preuves permettant de mieux comprendre l’origine du monde. Ils s’étaient bien sûr attiré la haine farouche des religieux qui les auraient bien volontiers brûlés afin qu’ils renient leurs errements scientifiques, mais Belten faisait partie d’une des familles les plus riches et influentes des Surves. De généreuses donations avaient temporairement calmé les ardeurs incendiaires de Plug III, chef suprême des Adorateurs de Troudb. 

Belten était le directeur du SAP et avait à son actif de grandes avancées archéologiques. Il avait découvert qu’avant le GE, une civilisation avait existé sur terre. Il avait aussi, après de longues heures de recherches sur quelques rares vestiges, réussi à percer son langage. La découverte des MemoBlocks et surtout leurs décodages avait permis des bonds de géant dans la connaissance de ces temps préhistoriques. Les MemoBlocks étaient des artefacts fabriqués par ces énigmatiques anciens pour stocker sous forme holographique des données, données qui représentaient des textes, des images, des sons… Il était extrêmement rare d’en trouver en bon état et la découverte de Tenac mettait vraiment Belten en joie.

Il brancha donc le MemoBlock sur le Debluxeur de cohérence afin de tenter d’en lire le contenu. Après de longues heures d’étude, il convoqua le personnel du SAP dans le grand amphithéâtre afin d’exposer ce qu’il avait découvert :

« Mes chers confrères, la découverte de Tenac est vraiment extraordinaire et je vais pouvoir vous faire des révélations incroyables sur l’origine de ce mémoblock et des fabuleuses informations qu’il contient. Ce MemoBlock faisait partie d’un « DataCenter », j’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’un endroit où des milliers de MemoBlocks étaient rassemblés afin de conserver des informations. Celui-ci appartenait à une entité appelée Faceboke qui centralisait des informations pour des humains qui pouvaient ainsi échanger entre eux gratuitement. Enfin gratuitement, c’est vite dit ! En fait Faceboke exploitait toutes ces données à des fin mercantile et gagnait des sommes colossales sur le dos des membres qui ne se doutaient pas à quel point ils étaient exploités. Ces humains semblaient aussi cupides que nos prêtres. Il semblerait qu’environ dix-neuf ans avant le GE, une maladie a frappé la planète, et changé les habitudes des habitants. D’après les archives de Faceboke, ils se seraient plutôt bien adaptés, en travaillant de chez eux pour éviter les contaminations. Ce qui est incroyable, c’est que de ce que j’ai pu lire, le GE a été causé par les humains, et non par une catastrophe naturelle. On trouve dans le MemoBlock des preuves que les humains étaient conscients que leur manière de vivre qui surexploitait les ressources naturelles tout en détruisant l’environnement allait causer leur perte. On peut voir qu’ils ont essayé de contrer le phénomène avec des mesures diverses. Mais c’était manifestement trop peu et trop tard. Ils ont voulu ménager le chèvre et le chou, en tentant de concilier leur modèle économique, comportemental et sociétal avec une meilleure gestion écologique. On peut voir avec le recul que c’était perdu d’avance. Pour empêcher le GE, il aurait fallu des changements radicaux dans leurs modes de vie et de pensée, effort collectif impossible. Certains pensaient aussi qu’ils avaient le temps et que la technologie les sauverait. Malheureusement pour eux, aucun de leurs scientifiques n’avait prévu que, passé un certain niveau de CO² dans l’atmosphère, une réaction incroyablement violente se produirait. On appelle cela « l’effet de seuil », c’est comme l’eau sur le feu, de zéro à quatre-vingt-dix-neuf degrés, on observe peu de changements, mais dès que l’on atteint cent degrés, l’eau bout violemment et de grosses bulles de vapeur l’agitent. C’est ce qui s’est passé lors du GE, et la quasi-totalité des espèces a disparu. »

« Voilà, en gros, ce que j’ai pu extraire du MemoBlock. En regardant d’un peu plus près ce que faisait la société Faceboke, ça m'a donné l’idée d’utiliser nos Collationneurs cohérents pour mettre en place un systéme similaire. C’est vrai, nous ne les avons exploités jusqu'à présent que pour des calculs scientifiques, mais en faisant comme Faceboke, nous pourrions nous aussi gagner des millions ! »

« Mon idée est donc de créer une société, en parallèle de mes activités archéologiques, pour développer ce genre de services, et vous verrez, ce sera un carton ! »

L’assistance trouva l'idée excellente, Tenac demanda à Belten comment il allait appeler cette nouvelle entreprise.

Belten agita ses huit tentacules, signe chez lui d’une intense réflexion et dit :

« Je vais l’appeler Faceboke, comme la préhistorique ! Il semble que ce nom leur avait porté chance, et qu’ils avaient plutôt bien réussi… »

De fait, Faceboke fut la première grande société offrant un réseau social aux Surves, ce peuple de poulpes ayant quitté les océans pour devenir la nouvelle espèce dominante terrienne. C’est ainsi qu’en dix mille neuf cent six après JC, Faceboke fut une fois de plus la société leader sur son marché.

Pour info : cent quarante ans plus tard, obnubilés par le profit et ne tirant absolument aucun enseignement de la désastreuse expérience des humains, les Surves disparurent à leur tour, en ayant surexploité et exterminé jusqu’au dernier des crabes rouges, leur unique nourriture. 



Par Philippe Demerliac
Poiroux, le 10 août de l'an de grâce 2022


Retours au sommaire